samedi 21 novembre 2020

Énergie - Les compagnies pétrolières sur la sellette

Le public, exaspéré, veut une modération rapide des prix. Les politiques sont aux aguets. Et pourtant il n'est pas raisonnable de miser sur un reflux des cours du brut

Le public, exaspéré, veut une modération rapide des prix. Les politiques sont aux aguets. Et pourtant il n'est pas raisonnable de miser sur un reflux des cours du brut



John Browne, le PDG de BP PLC, premier producteur de pétrole et de gaz des Etats-Unis, a déjà alloué cette année 14,5 milliards de dollars à la prospection, à la production et à d'autres projets majeurs. Il voudrait aller plus loin encore. « Pourrions-nous étendre nos investissements en amont ? disait-il lors d'une interview accordée dans son bureau surplombant St. Jame's Square, à Londres. La réponse, c'est que nous aurions une foule d'occasions de le faire, mais il nous manque les appareils de forage, les contrats de prestation de services et tout ce sans quoi rien n'est possible. »

Browne souhaite par exemple développer rapidement le projet gazier de Rocky Mountain, à Wamsutter, dans le Wyoming. Mais BP ne parvient pas à trouver suffisamment d'appareils de forage à louer, si bien qu'il en fait construire de nouveaux. Or cela prendra environ un an. Browne et les autres grands patrons pétroliers se retrouvent ainsi en porte- à-faux : ils se sentent sur la sellette quand bien même se profilent cette année des profits record : d'après A.G. Edwards & Sons Inc., dix des principales compagnies totaliseront quelque 118 milliards de dollars de bénéfices. Alors même qu'elles voient leurs charges augmenter en flèche, dans leur tentative pour produire plus de pétrole et d'essence, elles se retrouvent dans la ligne de mire de personnalités politiques allant du sénateur de New York, Hillary Clinton, au ministre des Finances français, Thierry Breton, mobilisés par le mécontentement grandissant des usagers devant les prix astronomiques enregistrés à la pompe.

Thierry Breton a brandi la menace d'une taxe sur les profits extraordinaires si les compagnies pétrolières n'abaissent pas immédiatement le prix des produits raffinés à chaque reflux du prix du brut. A Washington, certains politiques - en grande partie des démocrates écartés du pouvoir - proposent un impôt sur les bénéfices exceptionnels et une augmentation des enveloppes allouées aux énergies renouvelables. Nancy Pelosi, chef du groupe démocrate à la chambre des Représentants, souhaite également donner à la commission fédérale américaine du Commerce la faculté de poursuivre les compagnies pétrolières gonflant les prix. « Le contraste entre les bénéfices record engrangés par les compagnies pétrolières et les prix record que supportent les consommateurs n'a vraiment pas bonne presse auprès du public », explique Tyson Slocum, directeur d'études pour le groupe de défense des consommateurs Public Citizen.

Que peuvent faire les grosses compagnies pour désamorcer la grogne ? Le meilleur parti à prendre serait de pomper davantage de pétrole, de raffiner plus d'essence et de ramener les prix à un niveau peu à même d'effaroucher les investisseurs et les marchés. Mais la meilleure solution n'est pas la plus probable : il est hors de question que les compagnies pétrolières inondent le marché, pour la simple raison qu'il faudra des années avant de trouver du pétrole, de construire les raffineries et de procéder à des forages qui changeront la pénurie en surplus. Les dépenses ont été maximisées. Problème : aucune accalmie n'est en vue à court terme, car de nouveaux venus comme la Chine tirent la demande vers le haut, quand le manque de raffineries à l'échelle mondiale fait flamber les prix de l'essence.

Comment en est-on arrivé là ? Par une conjugaison de faux pas et une série d'événements qui ont échappé à l'emprise des géants du pétrole eux-mêmes. A certains égards, les compagnies pétrolières l'ont bien cherché. A la fin des années 90, lorsque les prix ont chuté au plus bas (10 dollars le baril), elles se sont portées vers Wall Street, opérant des coupes sombres dans leurs équipes de prospection et de production et se dévorant entre elles à coups d'acquisitions, souvent au détriment de nouvelles prospections.

Tout cela s'est soldé par un secteur délesté, arborant de vigoureux résultats financiers mais assenant aux consommateurs des tarifs en dents de scie. Le malthusianisme passé a causé le déclin des activités de forage et de raffinage. Les travailleurs qualifiés ne sont plus là pour changer l'acier en appareils de forage neufs et encore moins pour les exploiter. « Le secteur n'a pas de main-d'oeuvre », explique Browne. Le manque d'équipement et de travailleurs qualifiés aidant, l'envolée de la demande a conduit à doubler le taux journalier de pompage au cours des dix-huit derniers mois, à 200 000 dollars pour une installation offshore d'assez grande taille et 400 000 pour les plates-formes géantes. La quête de bons ratios financiers aura donc pour le moins desservi la planète altérée de pétrole.

Dans le même temps, les grosses compagnies n'ont pas su anticiper l'envolée de la demande mondiale et le secteur a été pris au dépourvu. Dans un récent passé, la demande progressait la plupart du temps de 1,5 % par an, et ce jusqu'en 2004, où elle est brusquement passée à 4 %. Même au début de l'année dernière, les spécialistes du secteur avançaient des prévisions pessimistes en matière de demande. Et, les analystes faisant fausse route, le secteur n'a pas été préparé à cette explosion de la consommation. « Si nous sommes aujourd'hui en difficulté, c'est que nous avons épuisé les réserves qui nous permettaient de tenir depuis vingt ans, explique Jeffrey R. Currie, un analyste de Goldman Sachs & Co, à Londres. Nous avons besoin de nouveaux crédits pour lancer des projets sur des territoires vierges, dans des milieux moins cléments, politiquement et géologiquement parlant. »

Les décisions pèsent lourd. Elles mettent en jeu des milliards et des milliards d'investissement, sans que l'on sache si le cours du pétrole continuera à progresser ou retombera autour des 20 dollars qui ont prévalu tout le long des années 90, avant que ce cours ne remonte par paliers jusqu'en 2004. Les compagnies revoient maintenant lentement à la hausse leurs hypothèses de prix. D'après Browne, BP prévoit un maintien des prix autour de 40 dollars le baril dans les cinq prochaines années. Mais les leaders du secteur, sortis du rang pendant la période relativement aride des années 90, restent circonspects - de l'avis de certains, jusqu'à l'entêtement. Aucun décideur n'est prêt à conclure un accord à cinq ans d'échéance qui postulerait le maintien des cours au comptant à leur niveau actuel (65 dollars).

Malgré les risques, les compagnies pétrolières ont largement intensifié leurs activités de prospection. Le cabinet de conseil John S. Herold, établi à Norwalk (Connecticut), dénombre 200 compagnies pétrolières qui auraient à peu près doublé leurs dépenses d'exploration, atteignant un montant cumulé de 180 milliards de dollars. Et, aux yeux du directeur d'études Nicholas Cacchione, « leurs dépenses s'élèvent probablement bien au-delà. Toute la question est de savoir si elles sont suffisantes ».

Mais, à mesure que les prospections s'intensifient, le pétrole se fait plus rare. Les compagnies en sont réduites à délaisser leurs gisements pétroliers et gaziers d'Occident au profit de nouveaux champs situés dans des zones au profil politique et géologique plus aride, qu'il s'agisse de la Russie ou des eaux profondes d'Afrique de l'Ouest. « Les compagnies engrangent davantage d'argent, mais assument davantage de risques », estime J. Robinson West, président du cabinet de conseil PFC Energy, à Washington.

Pour ne rien arranger, le taux de renouvellement des réserves est en baisse et, d'après PCF Energy, au premier semestre 2005 la production de quatre des cinq plus grosses compagnies - ExxonMobil, Total, Chevron et Royal Dutch/Shell Group - a reculé par rapport à l'an passé. Les grandes compagnies pétrolières ont en effet cédé du terrain aux Etats détenant les ressources tels que l'Arabie saoudite et l'Iran, ainsi qu'aux compagnies nationales, qui contrôlent maintenant 78 % des réserves mondiales.

La quantité de réserves des pays du golfe Persique comme l'Arabie saoudite introduit une inconnue supplémentaire dans l'équation. Alors que de gros efforts ont été déployés dans l'éventualité d'un tarissement des ressources saoudiennes, le scénario le plus cauchemardesque pour le secteur pétrolier serait que les réserves des Saoudiens, qui ont loué environ 70 appareils de forage internationaux pour augmenter leur production de 2,5 millions de barils par jour - soit l'équivalent de la production d'un pays de premier plan comme le Koweït - se révèlent en fait largement suffisantes et finissent par tirer les prix vers le bas.

Même les projets prometteurs deviennent plus difficiles à mettre en place : une réalité rendue patente cet été, lorsque Royal Dutch/Shell a annoncé que son projet gazier de Sakhaline II, en Russie, coûterait finalement 20 milliards de dollars, soit le double des prévisions passées. « Ces projets impliquent des milieux politiques d'une grande variété, explique Peter J. Robertson, vice-président de Chevron, et sont techniquement plus compliqués. »

Projets de taille au Texas

Par voie de conséquence, les compagnies n'enregistrent pas un gain considérable au regard des frais engagés. Le coût supporté pour mettre au jour de nouvelles ressources a bondi de 4,94 dollars le baril en 2000 à 8,61 dollars aujourd'hui, car le prix de l'ensemble du matériel, des derricks aux oléoducs, est monté en flèche. Au-dessus de 25 dollars le baril, la Russie pratique maintenant une retenue de 89 cents par dollar supplémentaire, contre 68 cents par dollar et par baril en 2003. D'après les compagnies, de tels prélèvements dissuadent d'entreprendre des investissements qui sont risqués et coûteux.

De semblables raisons retiennent les compagnies pétrolières d'investir dans le raffinage. Aucune raffinerie n'a ainsi été construite aux Etats-Unis depuis 1976, sous l'effet conjugué d'entraves réglementaires et de pressions locales. De surcroît, le raffinage continue de passer pour une activité peu lucrative aux yeux des grandes compagnies, quoique les bénéfices soient maintenant très coquets, à 20 dollars le baril, contre 5 dollars au quatrième trimestre 2004. C'est pourquoi Arizona Clean Fuels, une start-up comptant construire une raffinerie neuve d'un coût de 3 milliards de dollars dans la zone reculée de Yuma, en Arizona, n'a toujours pas réuni les fonds nécessaires, après dix années passées à étudier la question et solliciter des licences. « Le problème fondamental est depuis le début d'ordre économique », explique le PDG, Glenn McGinnis. Mais les choses pourraient commencer à changer. D'après Stan Mays, le porte-parole de Motiva Enterprises LLC, un joint-venture conclu entre Royal Dutch/Shell Group et la compagnie pétrolière publique saoudienne Saudi Aramco, la société envisage d'augmenter ses capacités à long terme, actuellement constituées de trois raffineries dans le golfe du Mexique. Il pourrait s'agir d'un accroissement considérable, estime Edward Murphy, directeur du groupe raffinage et vente de l'Institut américain du pétrole, un groupement d'industriels du secteur : « Je crois que la question n'est plus de se demander que faire pour favoriser l'expansion. Les raisons d'agir sont là, ici et maintenant. »

Voilà qui est encourageant. Mais des années passeront avant que de tels projets ne portent leurs fruits. Et c'est bien pourquoi il faudra probablement composer quelque temps avec les tensions actuelles des marchés, de même que la frustration et la grogne envers les grosses compagnies pétrolières demeureront un thème invariable de la politique de par le monde.


France : Breton tance les pétroliers


Au premier abord, l'initiative est spectaculaire. Accusés de se sucrer sur le dos des consommateurs, les pétroliers ont été convoqués à Bercy par Thierry Breton, le ministre de l'Economie, qui les a sommés de faire des efforts sur leurs marges. Une procédure quelque peu martiale à laquelle les pétroliers se sont prêtés de bon coeur.

A l'issue de la réunion de Bercy, le 16 septembre, le groupe Total s'est engagé à répercuter à la pompe dans les trois jours la baisse des prix de marché des carburants et à lisser dans le temps les hausses brutales éventuelles. Les autres participants à la réunion, Shell, BP et Esso, « ont pris note avec intérêt » de la proposition de Total. Thierry Breton a assuré que ces derniers suivraient le mouvement. L'engagement reste toutefois bien vague et il serait surprenant que le consommateur voie la différence à la pompe. Le prix du litre de sans-plomb 95 a augmenté d'environ 30 % depuis le début de l'année, et il est peu probable qu'un « lissage » change la donne...

Si les pétroliers ne font pas d'efforts significatifs, c'est aussi que la pression gouvernementale n'est pas véritablement dissuasive. Breton avait menacé les compagnies pétrolières d'une taxe exceptionnelle sur les bénéfices s'ils refusaient de faire un geste. En pratique, cette taxe serait, de l'aveu même de Bercy, bien difficile à mettre en place. Tout simplement parce que c'est la production, et non le raffinage et la distribution, qui dégage d'importants bénéfices. Or la France n'a pas - ou si peu - de pétrole. Les bénéfices réalisés à l'étranger par les majors semblent hors d'atteinte. A part, bien sûr, ceux de Total, qui a son siège à Paris. La taxe semble donc bien hypothétique. Entre le gouvernement et les pétroliers, la règle est simple : le premier fait semblant de sévir et les seconds font semblant d'obéir.

La même règle s'applique d'ailleurs à l'autre exigence de Thierry Breton : l'investissement dans le raffinage. Total a réitéré son engagement d'investir en France près de 3 milliards d'euros dans les installations de raffinage au cours des cinq prochaines années, soit un triplement du montant investi les cinq ans précédents. Pour leur part, les groupes Shell, BP et Esso investiront près de 500 millions d'euros pour la période 2006-2008. Un résultat substantiel, sauf que tous ces investissements avaient été prévus de longue date...

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